Pour penser un cinédesign

Pia Pandelakis

Dans le film Paterson (2016), une boîte d’allumettes devient le site où se déplie un poème. Ce poème est multiple : c’est à la fois le poème-objet1 écrit par le personnage Paterson, mais aussi le poème visuel qui réunit à l’écran le processus d’écriture, le poème en tant que tel, et sa construction par le langage filmique. La boîte d’allumettes est enfin un dispositif aux qualités objectives : une forme, une qualité technique, une fonction, etc. Tous ces aspects concourent à faire exister un système pour créer une flamme. En ce sens, la boîte d’allumettes fait sens pour le/la designer, qui peut l’utiliser dans un nouveau dispositif, la redessiner, la repenser. Les objets de cinéma, telle cette boîte d’allumettes, accèdent ainsi à un nouveau pan d’existence en étant travaillés par un nouveau médium, en étant, en un sens, remédiés. Mais cette nouvelle médiation en augure d’autres, telle la potentialité, pour qui designe2 un avatar de l’objet vu au cinéma, de repenser ce dernier au regard des possibles exprimés par la fiction. Penser les objets, les espaces vus au cinéma ; penser le cinéma comme terrain pour le projet de design : telles sont deux lignes tracées d’une pratique à l’autre, d’un champ disciplinaire à l’autre. à partir de ce trajet initial dédoublé (le cinéma vers le design, le design vers le cinéma) foisonne une somme de parcours qui constituent la chair d’un possible CinéDesign. C’est par ce croisement d’approches que l’horizon du projet que nous introduisons ici se veut réellement interdisciplinaire — la diversité des points de vue et méthodes tend à neutraliser toute instrumentalisation d’un champ par l’autre.

C’est dans cet esprit que s’est tenue en octobre 2016 la journée d’études CinéDesign à l’Université Toulouse – Jean Jaurès, organisée par Irène Dunyach, alors doctorante en Design, et moi-même, docteur en études Cinématographiques et porteu*se du projet. Cet événement, étiré sur deux jours, a donné corps à une intention dont la rédaction avait été entamée deux ans plus tôt avec Anthony Masure (docteur en esthétique, spécialité Design) et Mélanie Boissonneau (docteure en études cinématographiques). Ce premier geste posait la possibilité d’un CinéDesign en opérant un rapprochement historique entre les deux disciplines, dans un champ à la fois théorique et pratique. Par ailleurs, il s’agissait de déployer l’éventail des convergences possibles, en opérant une taxonomie non exhaustive mais incitative, destinée à offrir des pistes possibles d’exploration (permettant ainsi à plusieurs profils de chercheur/se/s et practicien/ne/s de s’approprier la thématique et de proposer des manières d’approcher et de questionner l’intersection entre cinéma et design). La journée d’études a été
organisée autour de deux temps, présentations et échanges, ces derniers ayant occupé une place importante afin de voir en actes quelles formes pourrait prendre une approche dite CinéDesign. Des chercheur/se/s en design (Fabienne Denoual, Irène Dunyach, Brice Genre, Anthony Masure) et des chercheur/se/s en études cinématographiques (Laurent Jullier, Jean-étienne Piéri, Flavia Soubiran), ainsi que moi-même inscrit*e dans les deux domaines, se sont ainsi réuni/e/s pour discuter d’objets, d’espaces, de dispositifs mettant en friction les deux disciplines.
L’hybridité du projet CinéDesign reflète finalement celle de mon parcours, marqué par la spécialisation conjointe (et parfois concurrente) dans les deux disciplines. Parfois écartelé*e entre les deux domaines, je formulais en 2013 lors de la soutenance de ma thèse en études cinématographiques la volonté de travailler cet écart comme un espace de recherche. J'ai depuis été aidé*e et rejoint*e dans cette intention par d’autres collègues mentionné/e/s ci-avant, tout en puisant dans une somme réduite mais bel et bien présente de travaux posant la proximité entre les deux champs (Alexandra Midal notamment).

→ Comment rapprocher deux disciplines  ?

Ce texte introductif se fait l’écho du propos tenu en amorce de la journée d’études, et tente à son tour de préciser les fondements et enjeux d’un rapprochement entre cinéma et design – travail d’amorce sans cesse à refaire, à réécrire, à mesure que les hypothèses sont lancées et questionnées. CinéDesign est né de l’intuition que le cinéma produit à l’endroit des objets (mais aussi des espaces, costumes, dispositifs,
etc.) une forme de « cinégraphie », qui en retour possède le potentiel d’informer les méthodologies de recherche-création en design. C’est d’abord la ligne de contact entre disciplines qui interroge et doit faire l’objet de notre examen. Avant de penser les conditions pour faire un CinéDesign, il est ainsi nécessaire de faire l’état des lieux de cet entre-deux, de cet espace à investir par l’approche interdisciplinaire.
Luc Vancheri introduit ainsi sa réflexion sur le cinéma et la peinture en posant la nécessité d’en penser le « et » (2007, 13). Mais ce « et », dans le cas de disciplines qui sont aussi pensées comme des pratiques peut muter en « pour », « avec », « en », « par »… Ce sont toutes ces modalités que notre projet, et plus particulièrement cette publication, ambitionnent d’explorer. Faire proliférer les points de connexion d’un champ à l’autre semble ainsi une piste pragmatique valide pour éviter le spectre de l’instrumentalisation3 (Brun, Betsch, et al., 2012, 184). Qu’une discipline puisse faire « outil » pour le travail de conception et de production de l’autre, cela s’entend, à la condition que le jeu des hiérarchies ne se solidifie pas et ne fige pas la primauté d’une approche sur l’autre.

L’interdisciplinarité du projet semble facilitée par la nature intrinsèquement hybride des deux disciplines. Le cinéma est ainsi traversé, dans son archéologie technique, par les expérimentations des premiers temps (Gaudreault, 2008), et par les arts de l’image (peinture) et du récit4 (littérature, théâtre), ce qui amène très tôt André Bazin a en constater et en souhaiter de manière célèbre la fondamentale impureté (2007[1976], 81-106). Le cinéma est marqué par une forme d’hétérogénéité sur le plan pratique, dans le temps de la fabrication de ses productions. Celle-ci implique en effet la participation d’un grand nombre d’acteur/trice/s sur le plan artistique, technique, économique : cette multiplicité a contribué à faire de la notion d’auteur/e un nœud critique important. Cet aspect multipolaire se retrouve sur le plan théorique, notamment en France où il n’existe pas à ce jour d’agrégation
de cinéma5 – les spécialistes de la discipline sont donc fréquemment spécialistes d’autres champs. Enfin, les récentes évolutions techniques, à commencer par le passage de l’argentique au numérique, peuvent également troubler un peu plus les lignes de définition de l’art et du champ « cinéma », qui plutôt qu’impur paraîtra alors « dissolu » (Brenez, 2010, 21).

Le champ du design n’est pas moins complexe dans sa définition. Historiquement marquée par la tension entre les arts appliqués et les arts décoratifs, la discipline tend aujourd’hui à être plus lisible, notamment dans l’offre de formation française qui utilise de manière quasi uniforme le terme anglophone de « design » et de moins en moins celui d’« arts appliqués »6. Tandis que l’écriture d’un mémoire de recherche est devenu un arc névralgique de la formation des grandes écoles (Arts Décoratifs, écoles des Beaux-Arts, école Nationale Supérieure de Création Industrielle, etc. ; Lafargue, 2013, 154-156), le nombre de doctorats soutenus en design dans les universités françaises semble augmenter7, consacrant également en différents lieux l’existence d’une recherche-création en design, différente dans ses moyens et objectifs de la recherche-création en arts plastiques. Ce travail, qui a permis de marquer la spécificité d’une discipline, est consacré par l’adoption du terme « design » par rapport au vocable « arts appliqués » qui facilitait malgré sa précision la possible confusion avec le champ des arts plastiques ou celui des arts
décoratifs. Néanmoins, tandis que le design s’est en partie affranchi de cette porosité historique, il s’est ouvert à d’autres rapprochements et à de possibles « nouveaux alliages » (Huyghe, 2014, 35) dans des domaines de réflexion variés (éthique, durable, éco-conçu, etc.). Tandis que la figure du/de la designer s’impose de plus en plus comme celle d’un/e connecteur/trice entre les personnes et les pratiques impliquées dans un projet, le design comme discipline pratique, mais aussi théorique peut émerger selon Jehanne Dautrey comme une « métadiscipline » (2014, 236), voire une discipline nomade traversant les autres pour nourrir ses propres pratiques. Enfin, Dautrey discute également d’un changement de paradigme dans la pensée du design : venu d’une pensée du signe, le design se penserait aujourd’hui à partir du cinéma – un pari dont CinéDesign se fait bien entendu l’héritier, puisque ce sont les modalités même de cette rencontre que le projet vise à façonner.

Faire CinéDesign ne revient pas à postuler que des convergences n’ont pas été tentées, de manière antérieure – notre approche vise même à rassembler des textes et pensées dont la proximité n’aurait pas été notée. Il convient toutefois de remarquer que parmi les chemins que nous avions premièrement tracés, certains semblent nettement plus empruntés que d’autres. Ainsi, le rapprochement entre cinéma et architecture est largement éprouvé8 ; d’une manière similaire, l’implication de processus de design dans la production cinématographique, particulièrement dans le domaine du décor (et dans une moindre mesure, de l’accessoire) a été étudiée, et s’incarne ponctuellement dans les pratiques de ceux/celles que l’on serait tenté/e d’appeler designer-cinéastes, tel le célèbre Robert Mallet-Stevens. Enfin, la question du costume, et donc du design textile, a été amplement étudiée, même si la compréhension de ces pratiques (textile, mais aussi décor, conception d’accessoires) comme des pratiques de design reste souvent partielle et parfois superficielle. Plus récemment, c’est la notion de fiction qui semble particulièrement autoriser la rencontre entre les disciplines du cinéma et du design. Dans Strange Design, Jehanne Dautrey et Emanuele Quinz tracent de multiples lignes entre les deux champs, considérés dans leurs capacités parallèles et parfois imbriquées, à générer du récit, par exemple dans les productions de Noam Toram (2014, 194-205) ou celles d’Anthony Dunne et Fiona Raby (164-174). La revendication du pouvoir fictionnel des productions du design comporte un enjeu politique, puisqu’il s’agit d’arracher la fiction au seul storytelling comme outil du marketing, pour voir advenir des « fictions fonctionnelles » (Quinz, 2014, 40), « potentielles » (de Toledo, 2016) ou « conscientes » (Denoual & Pandelakis, 2017).

→ La centralité des fictions

Fiction, scénario, script : autant de mots que les discours pédagogiques et professionnels autour du design semblent emprunter au cinéma pour décrire ses processus. Les pratiques mises en place entre Fabienne Denoual, Brice Genre, Anthony Masure et Pia Pandelakis au sein du master DTCT9 relèvent également de cette appropriation. Certain/e/s designers semblent irriguer leur pratique de leur culture cinématographique : ainsi le célèbre Quand Jim monte à Paris (1998) de Matali Crasset incarne un récit d’usage autant qu’il propose de se faire l’interface de cet usage. L’objet est en somme porteur d’une histoire, pas seulement celle de sa conception, mais aussi de sa future relation à l’usager/ère. L’appropriation n’est pas seulement sémantique, elle peut se faire technique, à la manière de Mathieu Lehanneur qui utilise des outils de conception 3D traditionnellement réservés à la production cinématographique pour concevoir son projet Liquid Marble Series
(2013-16). Dans le champ théorique, Alexandra Midal analyse des scènes de films pour contribuer à faire émerger le substrat culturel dans lequel se place le design. Elle relève ainsi des convergences entre les corps mécanisés des danseuses de Busby Berkeley (Midal, 2014) et la culture industrielle émergente. Le travail de Pierre-Damien Huyghe constitue enfin un apport précieux et fondamental pour ancrer notre travail de convergence, puisque la pensée des « appareils », à la fois dans une dimension historique (soit l’émergence conjointe d’appareils de captation photographique, cinématographique et de machines industrielles) et conceptuelle (Huyghe, 2006 ; 2012) irrigue dans un même mouvement les disciplines du cinéma et du design.

La multiplicité des gestes des praticien/ne/s et théoricien/nes/s du design vers le cinéma témoigne de la richesse des convergences possibles. Le mouvement inverse consistant à chercher dans des textes de théorie filmique un intérêt pour le design ou ses productions se révèle moins immédiatement satisfaisant, bien qu’il existe des textes remarquables auxquels nous ferons allusion. Il convient cependant de remarquer qu’à priori, les designers semblent plus volontiers parler de cinéma, ne serait-ce que pour évoquer leur propre expérience d’amateur/trice/s et spectateur/trice/s (Laporte, 2017), que les cinéastes n’invoquent le design ou leur expérience d’usager/ère/s. La difficulté à trouver des textes de théorie filmique faisant la part du design tient aussi à une ambiguïté sémantique et conceptuelle du terme « objet ». Celle-ci mérite que nous nous y arrêtions, car elle implique des questions méthodologiques propres à l’ensemble de cet ouvrage.

→ Penser l’objet

Le design évoque souvent de manière immédiate le design d’objet (ou design produit), bien que l'effort théorique de cet ouvrage consiste justement à élargir la notion d’objet pour y faire entrer les espaces, les productions textiles, les productions graphiques, les services, les supports les interfaces numériques, etc. qui peuvent passer au second plan, par le jeu de la focalisation médiatique sur les objets du design. Nous aurons tendance dans cet ouvrage à parler d’objet de manière inclusive : en somme, nous nommons objet de design tout ce qui est l’objet du travail de projet propre au design. Pour autant, ma propre contribution focalise le propos sur les objets (au sens restreint).

Revenons alors à la pensée des objets du design (au sens étendu) par le cinéma. Celle-ci pose une double difficulté. Tout d’abord, les textes de cinéma qui parlent d’« objets » ne prennent pas souvent la mesure du fait qu’un objet (au sens restreint) est depuis l’avènement de la Révolution Industrielle une production du design. L’objet est souvent pris comme existant, étant là, et pas comme le résultat d’un processus intellectuel et pragmatique de conception, pourtant présent, que l’objet ait été produit par un/e designer, un/e artisan, un/e ingénieur, ou par l’ensemble de ces acteur/trice/s. Par ailleurs, le terme « objet » charrie, en tant que concept, dans la langue française, une forme de plasticité sémantique : le terme peut alors désigner des productions du design, de l’artisanat, mais aussi des choses, des éléments minéraux prélevés dans la nature (caillou, arbre). Chez le théoricien du cinéma André Bazin, les références aux objets sont perlées et nécessitent une lecture attentive et transversale de ses textes. L’absence d’un texte dédié s’explique peut-être par une forme de méfiance de Bazin à l’endroit des objets. Celle-ci affleure dans un texte sur le réalisme italien, dans lequel le théoricien fustige ce qu’il nomme « la mise en scène genre “bouton de porte”» (2007[1976], 282). L’aspect matériel de l’objet saisi par le gros plan lui semble faire figure de « parasite[...] concret[...] de l’abstraction » et semble donc constituer un frein à une expression cinématographique supérieure. Il apparaît que si Bazin affectionne le « réel », il semble en revanche en rejeter la texture concrète dans le contexte de l’œuvre de cinéma.

À l’opposé de cette méfiance et de ce rejet, Jacques Aumont prend à bras-le-corps la question de l’objet cinématographique, et tente une taxonomie distinguant des états de l’objet à l’écran. La promesse de son article est donc tout à fait stimulante, dans un contexte où relativement peu de théoricien/ne/s choisissent l’objet de cinéma comme matière à questionner et penser. Le propos de Jacques Aumont permet aussi de comprendre cet impensé, dans la mesure où il pose que le cinéma possède avec l’objet « un rapport d’immédiateté, presque trop naturel et constitutif » (Aumont, 2003, 184). Puisque l’appareil cinématographique capte le monde, il capte aussi les objets qui s’y trouvent — qui s’y trouvent évidemment. De cette évidence, et nous ajouterions, de la relative illisibilité des objets du design en tant que tels, naît l’absence ou la discrétion d’une théorie des objets au cinéma. Aumont engage rapidement la question de l’essence de l’objet en partant de la perspective heideggerienne de l’être-chose de la chose. Sa taxonomie fait d’abord émerger les « objets trouvés » (185) : là où le/la lecteur/trice-designer s’attendait à voire émerger des exemples d’objets inattendus, Aumont propose la tête coupée de Méliès (dans L’homme à la tête de caoutchouc, 1901, par exemple), certes un élément incongru, mais pas, au sens du design, un objet. Secondement la catégorie d’« objet investi » (192) recoupe celle proposée par Pierre-Damien Huyghe des objets qui « font décor » (Huyghe, 2016). Laurent Jullier parle plus généralement de la « logique néo-formaliste » qui impose l’usage d’objets pour préciser au/à la
spectateur/trice qu’un récit se passe à une certaine époque, dans un certain lieu, milieu, dans tel ou tel contexte social. Le cinéma est riche de ces exemples, et utilise avec délices des objets emblématiques pour ancrer rapidement un récit dans une époque. Ainsi, le voyage dans le temps effectué par Wolverine dans X-Men - Days of Future Past (2014) est « validé » visuellement par un plan introductif montrant une lava lamp caractéristique des intérieurs des années 70. La dernière catégorie de l’« objet chosifié » (195) est plus troublante pour le/la designer, puisqu’elle vise une forme d’abstraction formelle atteinte par l’objet (donc, pas si loin du souhait de Bazin), par exemple de l’aube dans Roulement Rouerie Aubage de Rose Lowder (1978). Si Aumont distingue objet et chose sur le plan conceptuel, il invoque la possibilité pour l’objet de faire chose, de se hisser à cet état lu comme esthétiquement supérieur, car visiblement arraché à l’usage.
Aumont écrit ainsi :

En un sens, c’est bien la chose : l’objet représenté l’est comme
chose filmique, et chose au moins en ceci qu’elle ne peut entrer dans
un circuit d’utilisation, de mise en scène ou d’échange. Elle peut
seulement affirmer son existence, son être-là ; elle peut être
contemplée, et rien d’autre.
(198)

Dans l’intérêt de Jacques Aumont pour l’objet se lit plutôt la recherche d’un effet de présence, dans sa dimension d’expérience esthétique, plutôt que l’attention multifocale du/de la designer, pour qui la dimension esthétique ne suppose pas d’arrachement à l’usage, mais plutôt de penser la qualité de l’expérience esthétique dans, par, grâce à, cet usage.

C’est dans cette ambition que Irène Dunyach et moi-même avons articulé à ce premier effort méthodologique ma propre communication portant sur le plan-objet. Il faudrait d’ailleurs parler en miroir d’objet-plan, c’est-à-dire non seulement de la capacité des cinéastes à faire advenir un objet dans un état singulier par la médiation du dispositif cinématographique, mais aussi la qualité (intrinsèque, ou construite par un regard) des objets à faire venir, à susciter ce plan. Avec ces objets présents à l’écran se dégagent des usages singuliers, qui naissent à l’intérieur du récit fictionnel. Fabienne Denoual se penche quant à elle sur les possibles porosités entre des actions filmées et des actions concrètes, en particulier sur les usages, approches, pensées et fonctionnements hérités des fictions sérielles qui se multiplient depuis plusieurs années. Son chapitre interroge le potentiel du design à faire fiction mêlé au potentiel des séries à faire usage. Couplé à mon texte, il s’intègre dans une sous-thématique (nommée Inventer des nouveaux usages lors de la journée d’études) liée aux relations entre cinéma et design au prisme de la fiction, c’est-à-dire à l’émergence des récits, que celle-ci passe par le plan-objet (Pandelakis) ou par une influence télévisuelle (Denoual). Cette thématique est complétée par le chapitre d’Anthony Masure, qui propose une réflexion ancrée dans l’imaginaire designé par, pour, avec, malgré les films de science-fiction. En s’intéressant spécifiquement à ce champ des récits cinématographiques, il soulève les enjeux qui émergent de l’anticipation, en s’intéressant particulièrement à la « panne des imaginaires » annoncée par Nicolas Nova (2014). Entre les extrêmes dystopiques (films catastrophe) et utopiques (d’un monde sauvé par la science), et à partir de croisements entre des productions audiovisuelles de science-fiction et les champs du design critique et de la design fiction, il questionne la possibilité pour le design de renouveler les imaginaires pour agir dans « un monde réel » (Papanek, 1974[1971]). L’ambition de CinéDesign ne tient pas seulement dans le plaisir et la richesse potentielle de la convergence théorique des deux disciplines ; cinéma et design partagent aussi et surtout un même vœu de produire, configurer, remanier l’existence — fait qui est sensible dans leur usage commun, quoique spécifique, du terme « projection ».

Dans un deuxième temps, la notion d’objet que j'introduis trouve un écho dans les chapitres de Brice Genre, Flavia Soubiran, Jean-étienne Pieri et Irène Dunyach. Réunies lors de la journée d’études sous le sous-titre Objectographies, leurs contributions questionnent tous les rapports entretenus entre le cinéma et les objets (leurs conceptions, leurs usages, leurs perceptions). Placés dans les deux champs des études cinématographiques (Soubiran, Piéri) et de la recherche en design (Genre, Dunyach), leurs chapitres forment un terrain où ricochent et se croisent des interrogations liées à la présence des objets à l’écran et à leurs possibles influences, sur le détournement de ces objets et de leurs usages par le cinéma, et sur le dialogue entre les processus d’élaboration d’un objet entre design et cinéma. Flavia Soubiran ancre son chapitre dans le contexte du cinéma hollywoodien classique et se focalise sur les films de jeunesse de Bette Davis, pour dégager les manières dont les costumes et les accessoires participent à forger son identité de star et à inventer un corps actuel dans la mesure même où il est dépassé. Dans un intérêt placé sur le démodé, elle montre comment cette fascination pour l’usé, l’épuisé, renseigne d’un rapport à l’histoire et à la mémoire. Brice Genre interroge également l’impact que peut avoir la présence d’un objet à l’écran, et quelles logiques, quelles impulsions cette présence peut installer dans le déroulé du récit. Il met ainsi en avant l’importance de la table comme espace scénique imbriqué dans celui, plus large, du plan, systématiquement présent dans les films réalisés par Quentin Tarantino. En plaçant cet objet-lieu au centre de sa réflexion, il le révèle comme un centre névralgique qui permet tour à tour l’intégration du/de la spectateur/trice dans les discussions des personnages, l’installation d’une temporalité dramatique étirée, la condensation d’une scène d’action, ou la séparation entre un dessous et un dessus qui favorise l’émergence d’une dynamique filmique double. Jean-étienne Pieri a pour
sa part choisi d’orienter son chapitre autour des objets et de leurs détournements dans les films de naufragé/e/s. Il explique comment l’objet y prend une ampleur toute significative pour quiconque est coupé/e de la civilisation, devenant synonyme de survie, et allant parfois jusqu’à s’imposer comme un personnage à part entière (Cast Away, 2000). Enfin, Irène Dunyach s’intéresse aux objets livres (ou livres objets) conçus par les graphistes des clubs du livre dès la fin des années 1940, et à la manière dont leurs processus éditoriaux intègrent des dynamiques héritées du cinéma. Elle analyse dans son chapitre les approches cinétiques des principes éditoriaux développées par ces graphistes, qui s’apparentent alors à des metteur/se/s en scène, et qui font de l’objet livre la matérialisation d’une séquence narrative, en transposant des principes comme la coupe, le plan séquence, ou encore le générique.

Les deux thématiques que nous venons d’esquisser, et qui articulent les deux parties de cette publication — Entre design et fiction, quels imaginaires des usages, et Des objectographies au cinéma, forment un terreau que nous souhaitons fertile pour poursuivre le projet CinéDesign. Le colloque prévu pour 2018, « CinéDesign, objets impossibles, impensables, et à penser dans les fictions filmées » se proposera donc d’interroger cinéma et design autour des notions de potentialité, de déploiement, d’intermédiation, et de projection. Impossible et impensable découpent les dehors de la discipline du design, que le cinéma peut venir, à rebours, faire exister.

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http://www.matalicrasset.com/fr/projet/quand-jim-monte-paris-domeau-peres

Notes


  1. La notion de poème-objet peut renvoyer au travail de Francis Ponge, notamment au poème « Le savon » et au projet engagé dans Le parti-pris des choses (2009[1942]). André Breton utilise par ailleurs directement cette expression pour désigner le travail surréaliste de condensation textuelle et poétique réalisée dans le poème (Pierre, 1987, 172). 

  2. Nous attirons ici l’attention des lecteur/trice/s sur l’usage du verbe « designer » (faire du design), que nous utilisons sans italique puisqu’il est passé dans le langage courant ; il ne faut cependant pas le confondre avec le verbe « désigner ». 

  3. L’article que nous citons à ce sujet s’inscrit dans le domaine des sciences dites dures, et plus précisément dans le champ de l’écologie. Elle conserve cependant toute sa pertinence au regard de la structuration des savoirs par disciplines dans le contexte universitaire. 

  4. Il est bien sûr discutable de désigner la littérature comme « art du récit » ; cette étiquette pourra même paraître très limitative aux spécialistes qui voient dans la littérature un art du récit autant que de la langue ou de l’image (dans le texte, du texte). Nous nous autorisons cette commodité dans cette première approche, à plus forte raison que le cinéma puise souvent dans la littérature des récits qui deviennent les bases de ses scénarios. C’est le processus de l’adaptation, parfois réduit à un art d’« imagiers » selon Bazin (2007 [1976], 94). 

  5. On pourrait arguer qu’il n’existe pas d’agrégation de design en tant que telle, puisque celle-ci porte encore l’appellation « Arts Option B, Arts Appliqués ». 

  6. Nous chercheur/se/s en design vivons néanmoins une période de transition. Les actuel/le/s enseignant/e/s-chercheur/se/s sont rarement titulaires d’une thèse en design, mais souvent de thèses soutenues dans des disciplines connexes (sciences de l’information et de la communication [SIC], ou en arts plastiques option sciences de l’art, par exemple) ou tout à fait externes. 

  7. Certain/e/s acteur/trice/s semblent particulièrement actifs sur ce terrain, comment en témoigne la revue des thèses en design graphique d’éloïsa Perez qui mentionne le travail de Catherine de Smet à Paris VIII (Perez, 2016, 34). La thèse d’Irène Dunyach, co-auteure de cet ouvrage, témoigne aussi de ce mouvement à l’Université Toulouse – Jean Jaurès (2017). 

  8. On pensera aux manifestations les plus récentes de ce rapprochement, par exemple à l’ouvrage de Clotilde Simond (Cinéma et architecture : La relève de l’art, 2009), mais aussi aux numéros spéciaux de la revue Théorème consacrés à cette question : le numéro 10 « Villes cinématographiques - Ciné-lieux » en 2007 et le numéro 26 « Ville et cinéma. Espaces de projection, espaces urbains » en 2016. La rencontre des deux disciplines a également inspiré de nombreux événements, telle la journée d’étude « Architectes cinéastes, cinéastes architectes » organisée par l’équipe d’accueil HiCSA (Université Paris I Panthéon-Sorbonne) en 2015. 

  9. Le master DTCT (Design Transdisciplinaire, Cultures et Territoires) de l’université Toulouse – Jean Jaurès repose sur la conception du travail de l’étudiant/e comme une recherche globale, où théorie et pratique fonctionnent en synergie. L’exercice du mémoire n’est donc pas dissocié du travail de projet, et des formes frontières de recherche-création (interview, enquête de terrain et restitution de celle-ci) tendent à lier ces deux efforts (cf. http://master-dtct.github.io/